Fouzi Lekjaa, dans la zone de vérité

Patron du football marocain et directeur du Budget au ministère des Finances, il est à la confluence du ballon rond et du fric. Son ascension fulgurante nimbe ce personnage énigmatique d’une aura de puissance et d’intouchabilité qui alimente la rumeur. Portrait-enquête.

Par et

TELQUEL

Il y a des parcours de vie qui relèvent de la surprise, d’autres qui forcent le respect. Fouzi Lekjaa cultive cet entre-deux. Celui où l’on se laisse convaincre par une trajectoire qui finit par ne plus surprendre, le tout avec la dose de discrétion qui le caractérise. Pourtant, ce 9 décembre 2019 à Salé, c’est à la tête d’une grappe d’officiels qu’il avance et présente au souverain l’aboutissement de son big chantier: le nouveau Complexe Mohammed VI de football, anciennement Maâmora, tanière des Lions de l’Atlas. Fait rare pour ce presque quinqua habitué à observer en coulisses le fruit de ses initiatives.

Dans le centre névralgique du football national, la part belle est faite à la pointe. “Un observateur de la FIFA est récemment venu visiter les installations. Pour lui, le centre fait partie du top 5 mondial”, nous répète l’entourage du président de la Fédération royale marocaine de football (FRMF). Les terrains de jeu s’étendent à n’en plus finir et les équipements répondent aux standards des cadors mondiaux du ballon rond. Ce nouvel écrin, entièrement rénové sur trente hectares, est censé faire basculer le Maroc du football dans une nouvelle dimension.

Aux côtés du souverain, lors de l’inauguration du Complexe Mohammed VI de football, le 9 décembre 2019 à Salé. Un centre qui fait partie du “top 5 mondial”, selon l’entourage de Lekjaa.Crédit: MAP

Fouzi Lekjaa, lui, ne laisse rien transparaître. L’homme avance d’un pas sûr aux côtés du roi. Les deux hommes n’ont cessé d’échanger pendant qu’ils faisaient le tour du propriétaire. On l’imagine pourtant heureux en son for intérieur, lui le mordu de foot. “Une passion”, se plaisait-il à marteler à TelQuel, lorsqu’il nous recevait quelques jours plus tôt. Deux rencontres, à deux endroits différents, calées au milieu de ses journées marathoniennes. La première dans son bureau au siège des Finances, puis au siège flambant neuf de la Fédération de football, inauguré en 2016.

Patron du football marocain depuis 2014, ce touche-à-tout est aussi vice-président de la Confédération africaine de football (CAF) depuis cet été, et surtout directeur du Budget de l’État depuis 2011. C’est d’ailleurs au lendemain d’une session parlementaire “qui s’est terminée à minuit”, en pleine discussion sur le PLF 2020, qu’il reçoit TelQuel une première fois.

Derrière le bureau en bois d’ébène impeccable, il est affalé sur son siège en cuir noir, cigarette à la main. La dualité qu’il dégage derrière son costume bleu-roi le rapproche du paradoxe. Qui est ce haut fonctionnaire dont le nom est souvent évoqué dans les cafés et les bars du royaume, mais que l’on connaît si peu? Loin de la neutralité des bureaux, nous sommes allés chercher la réponse à cinq heures de route de la capitale, à Berkane, modeste bourgade de l’Oriental connue comme la capitale des agrumes.

Il était une fois dans l’est

Il est ici chez lui. Et encore plus en cette soirée du 19 octobre. Dans le modeste stade municipal de sa ville natale, il assiste à la victoire de l’équipe locale du Maroc face à l’Algérie, voisine de quelques dizaines de kilomètres. Un 3-0 net, réglé en l’espace d’une mi-temps. La vérité, elle, bien plus que le diable, se cache dans les détails.

Blue-jean et simple polo bleu sur les épaules, l’homme semble chez lui au moment de prendre place dans la tribune présidentielle. Des salutations appuyées aux généraux algériens venus assister à la rencontre avant le coup d’envoi, d’autres à des personnes l’alpaguant quelques rangées plus loin et des va-et-vient entre les gradins et sa loge au cours de la rencontre.

“Rabat ou pas, Fouzi a gardé les mêmes habitudes quand il est à Berkane”

À Berkane, on donne dans le “Fouzi” avec grand sourire pour parler de celui qui est bien plus qu’un haut fonctionnaire. Il est un “frère”, un “ami”, un voisin de table au café avec qui on refait le monde. “Rabat ou pas, Fouzi a gardé les mêmes habitudes quand il est ici”, explique Mohamed, homme à tout faire du café Al Jazira, sa terrasse fétiche.

C’est sans gêne aucune qu’il égrène les anecdotes, comme le jour où Fouzi Lekjaa a pris sa voiture dans la soirée pour rallier Berkane afin d’assister au mariage d’une “connaissance” qui l’avait invité personnellement. Des photos du mariage qu’il fait défiler sur son téléphone, avant d’en montrer une autre de Fouzi, attablé à une table du marché, en compagnie d’amis d’enfance devant un plat de loubia (haricots blancs): “Tu soupçonnerais quelqu’un qui a autant réussi de manger là-bas ?”, souffle Mohamed.

Un gars du cru en somme qui, il y a encore quelques mois, était président de la Renaissance sportive de Berkane (RSB) dont il a endossé les couleurs étant petit. Aux manettes depuis 2009 alors que le club végétait en troisième division, il ne lui a fallu que deux ans pour le restructurer et renouer avec l’élite. Une première depuis 1984! “C’était important pour lui de le faire pour que cette ville, un peu oubliée du football, puisse connaître le haut niveau”, note Bertrand Marchand, entraîneur français du club en 2015-2016. Depuis, la RSB a grandi au point de se hisser en finale de la Coupe de la CAF la saison dernière, perdue contre le Zamalek.

Lors d’un entraînement du club de Berkane dont il a quitté la présidence. Certains l’accusaient d’être dans un conflit d’intérêt car il dirigeait en même temps 
 , la FRMF.Crédit: DR

Prophète en son pays

Retour à Rabat. Le match des locaux à Berkane, un clin d’œil? Niet, lui y voyant une manière de “valoriser les infrastructures de la région”, derrière ses fines lunettes. Et de concéder: “Quand on donne tout cela, vous n’attendez jamais de contrepartie. C’est une province périphérique, qui n’est pas sur des axes où l’évolution est presque naturelle. Nous évoluons simplement ensemble, doucement.

“Je l’ai vu à l’œuvre lors des débats concernant le PLF 2019 où il a été à la hauteur. Il a permis aux parlementaires d’avoir une vision d’ensemble”

Fatiha Saddas, députée USFP

Prophète en son pays, Lekjaa ne laisse pas insensible à Rabat. Pour convaincre? Ses compétences. Beaucoup le décrivent à la fois bourreau de travail et méthodique. “Je l’ai vu à l’œuvre lors des débats concernant le PLF 2019 où il a été à la hauteur. Il n’est pas intervenu de manière classique, uniquement sur des chiffres, mais en permettant aux parlementaires d’avoir une vision d’ensemble”, note Fatiha Saddas, députée USFP.

Même son cloche chez d’autres parlementaires contactés par TelQuel. Un homme “avec un grand H”, témoigne Mohamed Daidaa, secrétaire général du Syndicat national démocratique des Finances. “Son rôle est très important de par ses connaissances. La Fédération lui permet d’avoir des contacts directs avec d’autres départements, mais c’est surtout son poste de directeur du Budget et la gestion des budgets sectoriels de chaque ministère qui font qu’il est sollicité par beaucoup de personnes.”

Des postes-clés, qui font de lui un homme au carrefour des dialogues. Ses journées? “8h – 22h” en temps normal, lâche-t-il en détaillant sa gestion managériale. À la tête du Budget de l’État, voilà huit ans qu’il travalle sur les PLF et la rémunération du personnel de l’État.

Côté ballon rond, il est à l’origine de la professionnalisation du football marocain, avec, en plus, la qualification au Mondial 2018, vingt ans après la Coupe du Monde des Lions de l’Atlas en France. Le 26 juin dernier, il a été dépêché à Bahreïn pour représenter officiellement le royaume lors de la controversée conférence sur le volet économique du Great Deal, le plan de paix de l’administration américaine pour le Proche-Orient.

Puissant directeur du Budget

Il y a quand même une question qui s’impose. Qui dirige le navire quand Lekjaa n’est pas là? À la Fédération, certains de nos interlocuteurs nous ont expliqué que le second taulier était Mohamed Maqrouf. Officiellement, il est à la tête du département de la communication de la FRMF. Officieusement, il est bien plus que ça.

Maqrouf se considère comme le deuxième homme de la Fédération, il a toute la confiance de Lekjaa”, pointe un ex-collaborateur. Un lien qui s’est créé il y a plusieurs années, Maqrouf étant originaire d’Oujda, les deux hommes ont des repères communs. De quoi s’interroger sur son modèle de gestion. L’homme aux multiples casquettes répète à l’envi qu’il n’hésite pas à déléguer et à régulièrement renouveler ses cadres.

Deux salles, deux ambiances. Dans les couloirs du ministère, on lui prête des conflits avec les seules personnes au-dessus de lui: les ministres. “Quelques jours après l’arrivée de Mohamed Benchaâboun, ce dernier était irrité lors d’une réunion et n’a pas manqué de rappeler que le ministre, c’était lui”, se souvient un cadre du ministère. On prête aux deux hommes des relations cordiales mais distantes.

“Je ne souhaite pas parler de M. Lekjaa”

Mohamed Boussaïd, ex-ministre des Finances

Ce qui n’était pas le cas avec son prédécesseur, Mohamed Boussaïd, également contrarié du poids de Lekjaa au sein du ministère. “Je ne souhaite pas parler de M. Lekjaa”, répond, froidement, l’ancien ministre contacté par TelQuel. “Il faut distinguer le rôle de ministre de celui de directeur du Budget. L’un agit en politicien, l’autre en technicien”, explique Mohamed Daidaa, familier du ministère. Et d’ajouter: “Lekjaa est quelqu’un d’apprécié, mais comme il est de Berkane, il est un peu têtu. Il est dur et c’est son rôle.”

“Lekjaa est quelqu’un d’apprécié, mais comme il est de Berkane, il est un peu têtu. Il est dur et c’est son rôle”

Mohamed Daidaa, SG du Syndicat national démocratique des Finances

Un caractère à puiser du côté de ses racines ? Vision essentialiste que partagent des lambdas de Berkane où est né Fouzi Lekjaa. “Ceux qui naissent à Berkane durant l’été sont généralement destinés à galérer et à vivre sous pression”, confie un vendeur de cigarettes au détail, en nous indiquant le chemin à prendre pour rejoindre Bayou, le quartier où a grandi le président de la FRMF.

Aujourd’hui, il est tellement populaire que des observateurs lui prêtent des ambitions politiques.Crédit: RACHID TNIOUNI/TELQUEL

Il est né dans d’une famille modeste. “Un jour, l’imam a fait un prêche du vendredi pour encenser l’exemplarité de Si Mohamed Lekjaa (son père), qui n’a jamais manqué la moindre séance pour ses élèves, qu’il pleuve ou qu’il vente”, poursuit le vendeur de cigarettes. Fils d’un père enseignant et d’une mère au foyer, il obtient son bac en 1988 et opte pour l’Institut agronomique et vétérinaire de Rabat.

Proche de gens de gauche durant ses études, il finit ingénieur et entame sans surprise sa carrière au ministère de l’Agriculture, à l’Etablissement autonome de contrôle et de coordination des exportations. Il le fera parallèlement à sa formation au sein de l’Ecole nationale des administrations (ENA), qui lui permet d’accéder à l’Inspection générale des finances en 1995.

“Si vous prenez l’échantillon des actuels directeurs, je suis le plus jeune certes, mais le plus ancien aussi. Où est l’anomalie?”

Fouzi Lekjaa

En 2000, il devient le plus jeune chef de division des secteurs administratifs à la direction du Budget. Il gravit ensuite les échelons pour devenir directeur du Budget en 2011. Rapide l’ascension? “Logique”, pour l’intéressé qui s’en défend. “J’ai été le plus jeune chef de division en 2000. Si vous prenez l’échantillon des actuels directeurs (au nombre de 12, ndlr), je suis le plus jeune certes, mais le plus ancien aussi. Où est l’anomalie dans cette carrière?

Monsieur “les présidents”

“Lekjaa, c’est Monsieur les présidents. La FRMF est régentée par le fait du prince comme s’il s’agissait d’une zone de non-droit. Sans parler des conflits d’intérêt”

Yahya Saidi, président du Centre marocain de l’intelligence sportive

Mais cette double casquette lui a valu des critiques, surtout depuis le cambriolage de sa villa à Temara en février 2017, où à peu près 800.000 dirhams en liquide auraient été volés d’après plusieurs sources médiatiques. Selon Yahya Saidi, président du Centre marocain de l’intelligence sportive, et l’un des rares à critiquer Lekjaa en “ON”, “Lekjaa, c’est Monsieur les présidents. Il faut qu’il soit omnipotent et omniscient pour tenir des casquettes aussi sensibles et bien le faire. La FRMF est régentée par le fait du prince comme s’il s’agissait d’une zone de non-droit. Sans parler des conflits d’intérêt”.

Pour répondre à ses détracteurs qui l’accusent de centraliser les pouvoirs, et d’enrichissement personnel, le directeur du Budget a lancé le “défi d’enquêter et de trouver des anomalies” à toutes les composantes du football marocain lors de leur réunion du 22 juillet dernier. “Aujourd’hui, si quelqu’un trouve que Lekjaa ou sa petite famille a en sa propriété d’autres biens que l’appartement dans lequel j’habite, et un bien que j’ai acheté à Tafoughalt (petite bourgade de la région de Berkane, ndlr) en l’honneur de mes grands-parents, qu’il les prenne”, avait-il lancé, un brin indigné.

Tout sourire avec le patron de la FIFA, Gianni Infantino, et le boss de la CAF Ahmad Ahmad. 
 , Il aurait contribué à l’élection de ce dernier pour éjecter Issa Hayatou de la présidence de l’instance africaine.

Des détracteurs, il n’en manque pas au niveau de la CAF, surtout du côté du clan Hayatou. Fouzi Lekjaa est un soutien incontestable du Malgache Ahmad Ahmad, l’homme qui a fait tomber le Camerounais de son siège de président après 28 ans d’exercice. Une source au sein de l’instance africaine nous confie que c’est “grâce au lobbying marocain que Ahmad Ahmad a pu battre le Camerounais aux urnes”.

Une force de persuasion qui a vite fait de lui l’un des hommes providentiels du comité exécutif et second vice-président de la CAF. En étant tout proche du sommet, Lekjaa peut-il lorgner le siège de président en 2021? Pour l’intéressé, la décision “ne tient pas qu’à lui”, mais des sources au sein de l’instance africaine nous confirment cette intention, qui devrait être révélée dès l’ouverture des candidatures au courant de l’année 2020.

“Tout le monde voterait pour lui, même les Oujdis”

Le monde du ballon rond a ce pouvoir de connecter les personnalités et tirer un bénéfice auprès de l’opinion publique. Dans un pays où le football est sacralisé, l’impact n’est pas négligeable. Exemple, chez lui, à Berkane où la curiosité nous a poussés à demander ce qu’il adviendrait si Lekjaa se présentait à une élection. “Tout le monde voterait pour lui, même les Oujdis”, répète-t-on. On dit l’homme courtisé, mais aussi proche du PAM et du RNI.

“En l’écoutant mobiliser, Lekjaa pourrait vous convaincre que le ciel est marron”

Pour un cadre du RNI, Fouzi Lekjaa a la carrure pour battre campagne: “Je pense que c’est une conviction qu’il nourrit. Est-ce qu’il peut jouer un rôle dans le monde politique? C’est à lui de voir, mais ce sera forcément une valeur ajoutée pour le parti qui l’aura dans ses rangs.” Lekjaa ne s’en soucie guère. Du moins, c’est ce qu’il affirme, prétextant qu’à cet instant, il a déjà plusieurs responsabilités lui permettant de “servir sa patrie”. Une source politique proche de l’homme est plus directe: “En l’écoutant mobiliser, Lekjaa pourrait vous convaincre que le ciel est marron”.

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